Asnières, haut-lieu du cheval au XVIIIe siècle

Versailles et Chantilly sont considérés aujourd'hui, à juste titre, comme les grands sites du cheval en France au XVIIIe siècle. Leurs écuries monumentales sont là pour témoigner de leur importance à cette époque.

Comme trop souvent, hélas, lorsque des constructions disparaissent et qu'elles sont mal représentées, on tend à oublier que d'autres lieux, tout aussi éminents, eurent également leur heure de gloire : c'est le cas d'Asnières-sur-Seine.

De 1755, date d'achèvement des haras, à 1790, date de suppression de l'administration des haras royaux, Asnières fut en effet l'autre haut-lieu du cheval en France au siècle des Lumières.

Nommé officiellement à la direction des haras du roi en 1752 – il avait en réalité la charge depuis 1749 aux côtés de son père, ministre de la Guerre –, Marc-René de Voyer d'Argenson (1722-1782) se résolut à réformer là en profondeur une administration royale mal organisée, qui disposait de peu d'étalons reproducteurs et qui produisait des chevaux médiocres.

Par ses liens privilégiés avec les éleveurs anglais, et dans le cadre de son programme d'amélioration du cheval français, on lui doit l'introduction en France du pur-sang anglais, dit "yearling".

Au début de ses fonctions, Voyer avait contribué à l'arrivée de pur-sang arabes via les missions confiées par son père Marc-Pierre, comte d'Argenson (1696-1764), à François-Eustache de Gournay, commissaire des guerres, en Barbarie (Afrique du Nord actuelle)1.

 

                   Maurice-Quentin Latour : Marc-René de Voyer d'Argenson, marquis de Voyer, 1751, Saint-Quentin                     Plan  des haras  d'Asnières, 1764, Archives Nationales

 

De 1752 à 1755, le marquis fit bâtir à ses frais, en bordure de Seine, à l'extrémité de la grande allée de son domaine, au droit de l'actuel pont d'Asnières, par son architecte Jacques Hardouin-Mansart de Sagonne (1711-1778), d'impressionnants haras pour 200 chevaux dans un premier temps, qui montèrent ensuite à 250, soit autant qu'aux écuries des princes de Condé à Chantilly.

Le manège couvert (58,5 m x 14,4 m) était, quant à lui, plus vaste que celui du roi à la Grande Écurie (48 m x 16,60 m) !

Le marquis de Voyer avait ainsi offert au dernier des trois grands Mansart, l'occasion de rivaliser avec son maître Jean Aubert (1680-1741) à Chantilly et son aïeul Jules Hardouin-Mansart (1646-1708) à Versailles !

Il baptisa ses haras, Entrepôt général des haras du roi en tant que centre névralgique de reproduction et d'élévage pour l'ensemble des haras royaux.

Les conceptions trop avant-gardistes du marquis en matière de reproduction et d'élevage, telles qu'on les pratiquait alors en Angleterre, bien étudiées dans le remarquable ouvrage de Nicole de Blomac, issu de sa thèse à l'EPHESS en 2002, Voyer d'Argenson et le cheval des Lumières (éd. Belin, Paris, 2004), incomprises des contemporains car contraires aux habitudes du temps, surtout de son administration, lui valurent de démissionner de ses fonctions en 1763, puis de céder ses beaux haras à Louis XV en 17643

 

                                                     Les haras d'Asnières en 1769, Archives Nationales, détail

 

Le dispositif mis en place par le marquis de Voyer à Asnières subsistera jusqu'à la Révolution.

Devenus ferme sous la Révolution et au début du XIXe siècle, les bâtiments disparurent dans le second quart du siècle sous l'effet de l'extension urbaine d'Asnières comme en témoignent les plans cadastraux du temps.

La vocation équestre d'Asnières subsistera, néanmoins, en partie, au XIXe siècle, dans les écuries du château, érigées en 1872-1873, par Auguste-Louis Thion de La Chaume, célèbre notaire parisien. Il entendait redonner là son lustre au site, après les ravages de la guerre de 1870-71.

L'impressionnant portail d'entrée néo-rocaille se voulait une évocation de celui exécuté par l'ornemaniste Nicolas Pineau (1684-1754) pour Voyer d'Argenson. Un portail qui fit longtemps illusion, y compris auprès des connaisseurs4.

Ces écuries disparurent à leur tour dans les bâtiments érigés par l'Institut Sainte-Agnès dans la première moitié du XXe siècle.

 

         Portail des écuries Thion de La Chaume à Asnières            Arnaud Kasper, Cheval des Lumières, 2014  

 

L'émission de Sophie Jovillart, Les trésors du patrimoine équestre, diffusée en janvier 2020 sur France 5, les notices lacunaires de Wikipédia sur l'histoire des haras et des haras nationaux, le site du ministère de la Culture sur le cheval, tous basés essentiellement sur les publications de Jacques Mulliez et de Pascal Liévaux où ces points majeurs de l'histoire du cheval en France ne sont guère abordés, des échanges passés, ainsi qu'un article récent sur les écuries de Chantilly, m'a fait prendre conscience combien, malgré les travaux de Nicole de Blomac5 et les miens (2004 et 2016), cet aspect fondamental de l'évolution des haras en France, sous l'Ancien Régime, demeurait à ce point encore ignoré.

L'inauguration, en 2014, de la belle figure fougueuse du Cheval des Lumières par l'artiste asniérois Arnaud Kasper, bien connu du milieu équestre français6, devant le château d'Asnières, est venue rappeler cette tradition oubliée de la cité des Hauts-de-Seine.

 

                                     Haras - relais de poste des Ormes (Vienne), cl. Ph. Cachau

 

1. Il fut missionné auprès du pacha de Tripoli en 1751 (voir notre article "La maison des castrats italiens à Montreuil", Cahiers Philidor, n° 35, Centre de Musique Baroque de Versailles, 2008, p. 59).

2. Les chevaux nés et dressés à Asnières étaient ensuite envoyés dans les différents haras du royaume (voir notre article "L'entrepôt général d'Asnières ou les beaux haras oubliés du marquis de Voyer (1752-1755)", La Revue des Amis du Cadre Noir de Saumur, n° 89, 2016, p. 57-59. Voir également notre article complet en ligne ici). 

3. Les haras d'Asnières entrèrent alors dans le giron de l'administration des haras du roi. Marc-René de Voyer développera ses conceptions dans son haras-relais de poste des Ormes, entre Touraine et Poitou, tissant des liens avec de nombreux haras de l'Ouest de la France (voir Blomac, 2004) et poursuivant ses consultations et achats de chevaux avec l'Angleterre jusqu'à son décès en 1782. Il contribuera à la naissance des écuries du comte d'Artois, frère de Louis XVI, à Maisons et fournira le duc de Chartres, son voisin et ami du Palais-Royal à Paris. Signalons que Nicole de Blomac, éléveuse de chevaux elle-même, n'évoque nullement l'aspect architectural des haras d'Asnières dans son ouvrage, ce à quoi nous avons remédié dans les publications indiquées ci-dessus.

4. Après examen des clichés, la qualité de la sculpture est trop grossière pour être de Pineau.

5. Notre première évocation de l'entrepôt général des haras d'Asnières apparait dans notre thèse sur Jacques Hardouin-Mansart de Sagonne soutenue en juin 2004 à Paris-I Panthéon-Sorbonne (t. II, p. 1173). Le propos aurait dû susciter la curiosité des historiens dont ceux évoqués, ce qui ne fut pas le cas. Sur nos publications en 2016, voir note 2.

6. Il fut retenu la même année pour la réalisation de la figure mythique d'Ourasi, commande de la Société d'Equitation française, inaugurée à l'hippodrome de Vincennes en 2016.