Napoléon III, l'empereur louisquatorzien

En Histoire, il est des choses de l’ordre du subliminal, de l’indicible, que l’on ne peut exprimer ouvertement mais que les actes trahissent souvent. Si l’admiration de Napoléon III pour son oncle Napoléon Ier est bien connue et bien établie, il en va tout autrement, en revanche, pour Louis XIV. Un Bonaparte pouvait-il ériger également en modèle ce roi Bourbon par excellence ? Certes pas ! S'il, semble-t-il, n’existe donc aucun écrit ou déclaration de l’Empereur des Français à cet égard, les faits sont pourtant là : Napoléon III affichait une fascination réelle et secrète pour Louis XIV, son style, ses réalisations, voire sa diplomatie.

 

               Franz Xaver Winterhalter, Napoleon III, 1855, Louvre       Hyacinthe Rigaud, Louis XIV, 1701, Louvre                                 

 

De toute évidence, cette fascination se manifesta tout d’abord dans les nombreux ouvrages effectués à Versailles et ce dès 1850 alors qu’il était encore président de la République : une vaste campagne de restauration du domaine royal fut engagée qui devait s’accélérer à compter de 1853 en vue de la réception de la reine Victoria en août 1855, à l’occasion de la première exposition universelle tenue en France. Les comptes de la Maison de l’Empereur, les devis et mémoires d’artisans conservés aux Archives Nationales font état d’une foule de travaux tel que le site royal n’en avait pas connu depuis Louis-Philippe dans les années 1830. Travaux qui devaient se poursuivre jusqu’à la fin du Second Empire et au-delà.

On observera que c'est en effet à Versailles et non aux Tuileries, à Saint-Cloud ou dans toute autre résidence impériale qu'il décida de recevoir son amie Victoria, laquelle l'appréciait beaucoup comme elle l'indique dans son journal, ce qui n'était pas le cas de Louis-Philippe. Suite à cette réception, la République devait entériner le choix de Versailles pour la réception des hôtes de marque de la France. 

                                        

                                Eugene Lami, réception de la reine Victoria  et du prince Albert à l'Opéra royal de Versailles, aout 1855, pastel, Versailles

 

Les aménagements du roi des Français, qui résidait principalement au Grand Trianon, commençaient à dater et il convenait de suppléer à ce qui n’avait pu être entretenu ou réalisé depuis plus de dix ans. Ces années furent donc celles de la restauration des palais de Versailles et des deux Trianon, de parc de Marie-Antoinette, chère à l’Impératrice Eugénie, pour y recevoir le couple royal britannique ; de la reconstruction des escaliers de l’Orangerie en 1850 et 1853 ; du réaménagement de la place d’Armes pour faciliter les manœuvres et la revue des troupes logées aux deux Écuries ; de l’installation du nouveau régiment des Cent-Gardes à la Grande Écurie et du régiment impérial d’Artillerie à la Petite Écurie ; de la réfection des ailes des Ministres (façades et couvertures) ; des jardins avec les bosquets du Roi et de la Reine, des bassins d’Apollon et de Neptune, des vases de marbres et des statues ; de la Ménagerie ; du Potager du Roi, devenu impérial, dont le vaste mur de 400 mètres fut entièrement rétabli en 1854 ; des réservoirs de l’Opéra royal, etc. Nous reviendrons plus en détail sur ces aménagements nombreux, tus jusqu’à présent pour des raisons plus ou moins avouables.

Napoléon III à Versailles, ce fut aussi l’aménagement complet de la grille du Dragon en 1854 avec un nouveau pavillon de garde à droite et celui d’octroi, à gauche, en venant de la ville ; l’installation de pavillons semblables près du Grand Canal et du bassin d’Apollon que l'on croit souvent du XVIIIe siècle ; la réfection des murs de clôture des pépinières de Trianon, de la rivière anglaise du parc de Marie-Antoinette, reprise au même moment dans celui de la résidence de Biarritz.

 

        Grille du Dragon, Versailles, 1854, ©Ph.Cachau       Pavillon d octroi de la grille du Dragon, Versailles, 1854, ©Ph.Cachau

 

Tous ces travaux et bien d’autres furent effectués sous la houlette de l’architecte du domaine de Versailles depuis 1849 : Charles-Auguste Questel (1807-1888). Napoléon III lui confia en 1854-1855 la réalisation de l’ensemble le plus important dans la ville sous son règne avant celui de la préfecture de Seine-et-Oise, avenue de Paris, en 1863-1866 : les deux Manèges, un grand et un petit, derrière la Petite Écurie. Manèges qui sont amplement oubliés aujourd'hui, suite à leur démolition en 1988, mais dont subsistent quelques vestiges.

Leur style brique et pierre, conforme à celui de la ville sous Louis XIV, devait être appliqué à la résidence de Biarritz, conçue et réalisée au même moment, donnant naissance au style dit « Louis XIV » qui connut une diffusion extraordinaire dans toute la France et ce jusqu’au début du XXe siècle. L’entrée en arc-de-triomphe avec trophées militaires dans les écoinçons symbolisait bien les ambitions de l’Empereur dans la cité royale à l'instar d'un Louis XIV sur les arcs des Portes Saint-Martin ou Saint-Denis à Paris.

 

  Portail principal du grand manege de la petite ecurie versailles 1855 ph cachau    Portail du second manège de la Petite Ecurie, Versailles, 1855 ©Ph.Cachau

 

Outre Versailles, la fascination de Napoléon III pour Louis XIV se mesure également à ses goûts baroques et de faste d’esprit louisquatorzien, appliqués en premier lieu au Louvre. Avec le Palais Garnier évoqué plus bas, il s’agit sans aucun doute de l’ensemble le plus emblématique des ambitions du couple impérial en matière de construction et de sa volonté d’afficher le prestige de la France.

 

 Charles Fichot, palais du Louvre et des Tuileries, lithographie, milieu XIXe, Louvre    Le parc de Versailles sous le Second Empire, lithographie, XIXe siècle

 

En concrétisant enfin ce grand projet de réunification du Louvre et des Tuileries, qui s'éternisait depuis le XVIe siècle, Napoléon III réalisait là le plus vaste palais d’Europe à l’instar de celui de Louis XIV à Versailles en son temps : par son ampleur et par le faste appliqué dans la décoration, tant extérieure qu’intérieure, l’ensemble Louvre-Tuileries fut considéré en effet comme le Versailles de Napoléon III. Les appartements Second Empire, aménagés dans le pavillon Lefuel et l’aile Richelieu en 1857-1861, évoquent bien ceux de Versailles avec leurs compositions plafonnantes à la manière de Charles Le Brun, l’emploi abondant de la dorure, l’impressionnant lustre en cristal de Baccarat, ou le luxe du mobilier. Ces compositions seront reprises dans d’autres parties du Louvre (escaliers, Salle des États, Salon Carré).

 

      Louis-Alphonse Tranchand, plafond du grand salon, pavillon Lefuel, Louvre, 1858-1861, ©Ph.Cachau            Louis-Alphonse Tranchand, tribune des musiciens du grand salon, pavillon Lefuel, Louvre, 1858-1861, ©Ph.Cachau

 

L’Opéra, conçu et réalisé par Charles Garnier de 1861 à 1875, apparait, par son architecture démonstrative, la richesse de ses matériaux et de sa décoration, son luxe intérieur (foyer, grand escalier, grande salle), comme l’autre symbole des goûts louisquatorzien de l’empereur. L’influence de la Galerie des Glaces sur la décoration du foyer est manifeste, réalisation de Paul Baudry (1828-1886) de 1864 à 1874 dans le goût des créations de Charles Le Brun, Premier peintre de Louis XIV.

 

   Opéra Garnier, lithographie, XIXe siècle        Charles Garnier - Paul Baudry, grand foyer de l'Opéra de Paris, années 1860-1870

 

Notons, comme l’évoque fort bien le tableau d’Ange Tissier ci-dessous, qu’en matière de constructions, de créations paysagères ou de décoration intérieure, tout était souvent une affaire de couple entre Napoléon III et Eugénie.

 

    Ange Tissier, l'achèvement du Louvre, 1865, Louvre        Salon Napoleon III, aile Richelieu, Louvre, 1858-1861, ©Ph.Cachau

 

Privilégier Eugénie aux dépens de son époux bien-aimé constitue donc une erreur d’appréciation, fréquente chez certains historiens et historiens de l’art. Il faut y voir là davantage une volonté intentionnelle d’ignorer cet empereur, à la prétendue « légende noire » forgée à dessein par la IIIe République, au profit de son épouse, moins connotée politiquement. Les sources démontrent qu’il n’en est rien. Napoléon III et Eugénie étaient férus tous deux d’architecture, d’urbanisme et de créations paysagères.

Outre les résidences impériales et les arts, la fascination de Napoléon III pour Louis XIV se retrouve sur le plan diplomatique. Comme le grand roi, il comprit la nécessité de développer l’influence de la France en Asie et de lui assurer des débouchés commerciaux : il reçut ainsi fastueusement, le 27 juin 1861, dans la salle de bal de Fontainebleau, l'ambassade du roi de Siam, à l'instar de celle que Louis XIV reçut dans la Galerie des Glaces à Versailles en juillet 1686.

 

                                  Charles Le Brun, l'ambassade de Siam à Versailles en 1686, Paris, ENSBA 

 

                     Jean-Léon Gérôme, ambassade de Siam à Fontainebleau, 1861, Fontainebleau

                                           

L'audience fut préparée avec soin et l’Empereur espéra bien rivaliser avec l’audience accordée par le grand roi. Sur le plan artistique, cette audience participa à la création du musée chinois de Fontainebleau en 1863.

Il existe sûrement d’autres exemples de fascination ou d’intérêt certain de Napoléon III pour Louis XIV. La création de la cité nouvelle de Biarritz à l’instar de celle de Versailles, inscrite dans le contexte d’une résidence et de son vaste domaine, est une autre illustration emblématique. Le sujet a déjà été évoquée ici, il y a quelques années. Rappelons cependant que Biarritz, en tant que projet global comme Versailles, demeure asurément la plus belle réalisation personnelles de l'empereur des Français, étant la plus aboutie par la fusion de l'architecture, de l'urbanisme et de la création paysagère. Aspects qui sont au coeur des préocupations impériales en matière d'aménagements des villes et du territoire.

 

     Jules Hardouin-Mansart, hôtel de Beauvillier, Versailles, 1680, identifié par Ph. Cachau en 2011, ©Ph.Cachau       Biarritz, Hôtel Continental, 1882-1883, élévation en fausses briques, ©Ph.Cachau     

 

Nous n’avons retenu ici que les exemples les plus tangibles, ceux qui permettent de mieux apprécier la diversité de la personnalité de Napoléon III et de ses goûts artistiques. Ils complètent ainsi la prédilection bien connue de l'impératrice pour les styles Louis XV et Louis XVI.

 

                     Jules Hardouin-Mansart (agence), enfants autour de la croix, chapelle royale, Versailles, années 1700, ©Ph.Cachau        Charles Gumery, L'harmonie, 1869, ©Ph.Cachau

 

Nous concluerons notre propos sur cette belle citation de l'historien Paul Milza dans sa monographie sur Napoléon III en 2004 (éd. Perrin) qui avait perçu également la dimension louisquatorzienne du personnage : "Napoléon III incarne le XIXe siècle aussi puissament que Louis XIV le Grand Siècle". Tout est dit !