En 1974, une exposition de l’Hôtel de la Monnaie à Paris qualifia le règne de Louis XV : Louis XV. Un moment de perfection de l’art français.
C’est effectivement le sentiment que l’on éprouve à la visite des appartements des directeurs du Garde-Meuble de la Couronne, Pierre-Élisabeth de Fontanieu (1730-1784), en poste de 1767 à sa mort en 1784, puis Marc-Antoine Thierry de Ville d’Avray (1732-1792), en poste de 1784 à son décès en 1792, et de son épouse, Cécile-Marguerite Lemoine (1734-1813).
Situés dans le vaste pavillon droit de la place de la Concorde, érigé par Ange-Jacques Gabriel (1698-1782), premier architecte de Louis XV, à compter de 1766, en collaboration avec Jacques-Germain Soufflot (1713-1780), architecte du roi, ces appartements, merveilleusement restaurés et meublés conformément à l’esprit du XVIIIe siècle, vous transportent dans le temps.
À l’heure d’une France en quête de son histoire et de son identité, où le médiocre, le négligé, le vulgaire, le laid et le macabre dominent nos sociétés, où l’inculture se répand dans les têtes, il est bon de se replonger, le temps d’une visite, dans le beau, le raffiné, l’élégant, bref dans cette société française du XVIIIe siècle éminemment cultivée, summum de l’art de vivre occidental, tel que put le découvrir toute une génération à travers le Marie-Antoinette de Sofia Coppola en 2006.
Cette société française qui faisait, rappelons-le, l’admiration du monde entier, de l’Europe à la Chine, de la jeune Amérique à la Sublime Porte.
Le visiteur se voit, en effet, plonger dans l’époque par le remarquable procédé de visite mis en place. Doté d’un casque d’une belle acoustique (effet surround), il a le choix entre plusieurs thématiques.
Les amateurs du XVIIIe siècle se plongeront volontiers dans celle du Siècle des Lumières qui relate la vie courante du Garde-Meuble à travers sa domesticité. Il s’agit là d’un moyen de faire passer la culture aux jeunes générations même si l’on peut regretter, à la longue, un certain manque d’informations au profit de bruitages et de dialogues parfois trop clichés sur le XVIIIe siècle : le ton volontiers pédant de certains personnages est parfois pénible.
Il est bon, donc, de laisser tomber le casque, de temps à autres, pour savourer l’ambiance des lieux dont la qualité, sans exagération aucune, est digne des appartements intérieurs de Versailles. Si vous aviez besoin de nouveauté – nous parlons pour les visiteurs réguliers du château ‒, vous serez comblés.
On est, en effet, stupéfait de constater le luxe incroyable des directeurs du Garde-Meuble : les sols en marqueterie de l’antichambre et du bureau de Thierry de Ville d’Avray ‒ qui donnent sur la rue Saint-Florentin et l’hôtel du même nom ‒ n’ont pas d’équivalent à Versailles : le sol en marqueterie du cabinet d’angle du Grand Dauphin, fils de Louis XIV, au rez-de-chaussée, n’existait plus au XVIIIe siècle, car trop fragile.
De même, le cabinet des glaces, ensuite de la chambre de M. de Fontanieu, qui évoque celui de la Méridienne de Marie-Antoinette, est bien supérieur, par ses ravissants motifs de putti peints, à celui aux simples glaces de la reine.
Les chambres des époux Thierry de Ville d’Avray sont remarquables, tant par la qualité et la disposition du mobilier que par les toiles disposées aux murs.
Ce luxe incroyable était motivé par l’image de marque que les directeurs du Garde-Meuble entendaient donner de la France aux visiteurs étrangers. Il contraste délibérément avec l’extrême simplicité des cours intérieurs, cette "belle simplicité" si chère à l’architecture du XVIIIe siècle.
On s’étonnera, en ce lieu éminent du savoir-faire français, d’avoir confié la couverture de la seconde cour, dite "de l’Intendant", à un architecte anglais, Hugh Dutton (né en 1957), quand nos architectes français sont réclamés à travers le monde1. "Nul n’est prophète en son pays", comme on sait, et nos élites mondialisées, qui prônent le "made in France", ne sont pas à une contradiction près.
Cette collaboration aurait été inconcevable, et ce malgré l’anglomanie ambiante, lors de la création du Garde-Meuble, laquelle suivait le traité de Paris en 1763, mettant fin à la désastreuse Guerre de Sept Ans (1756-1763). La France saura prendre sa revanche sur les Anglais avec la guerre d’Indépendance américaine (1776-1783).
La remarque sur la qualité des intérieurs vaut également pour les autres pièces : le vestibule d’entrée présente un poêle de faïence XIXe, surmonté d'une statue, qui remplace celui d'origine dans sa niche. On trouve, en vis-à-vis, une belle fontaine avec groupe en bronze doré, lequel n’est pas sans évoquer ceux qui existaient autrefois dans la salle à manger du château d’Asnières. Ce groupe, acquis et rapporté pour l'occasion, aurait mérité une légère restauration car il est assez dégradé et dénote avec le reste de la pièce.
On appréciera aussi, le grand bureau et la chambre de Thierry de Ville d’Avray, son cabinet de physique et sa salle de bain, laquelle fait songer, par sa simplicité, à celle de Marie-Antoinette sur la Cour de Marbre à Versailles.
La salle à manger, ensuite du vestibule, présente une scénographie divine, inspirée en partie du célèbre tableau de Jean-François de Troy (1679-1752), Le Déjeuner d'huitres (Chantilly, Musée Condé, 1735), avec son panier d’huitres renversé. L’extrême qualité de la reconstitution peinte de la tenture au mur est une pure merveille !
Le salon d’angle ensuite, au droit de la rue Saint-Florentin et de la place de la Concorde, sise derrière la chambre de Madame Thierry de Ville d’Avray, offre le spectacle d’un véritable salon de société à Paris au XVIIIe siècle.
Si le décor de l’architecte du roi, Jacques Gondouin (1737-1818), somme toute conforme aux luxueux décors néo-classiques du temps, ne présente pas l’originalité de certains à la même époque, tels ceux de Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806), voire de Charles De Wailly (1730-1798) pour le marquis de Voyer à son hôtel du Palais-Royal (ex-chancellerie d’Orléans), par exemple, on est tout de même ébloui par le luxe des tapisseries, tentures, tapis, torchères féminines, meubles et sièges en tous genres, exécutés par les meilleurs ébénistes, menuisiers en siège et bronziers du temps (Riesener, Benneman, Séné, Boulard, Thomire, etc)2.
La visite des appartements privés effectués, le visiteur se rend ensuite dans les espaces officiels du Garde-Meuble, là où étaient exposées autrefois au public, le premier mardi de chaque mois, et au visiteur occasionnel, étranger notamment, les meilleures productions des manufactures françaises (Gobelins, Sèvres, Beauvais).
Espaces qui devinrent, au XIXe siècle, les salons officiels de l’Hôtel de la Marine. Les décors XVIIIe des salons et galeries sur la place de la Concorde, peints ou dorés, furent alourdis par les décorations historicistes sur la marine, cheminées et plafonds dorés du règne de Louis-Philippe (1830-1848).
On débouche, ensuite, sur un très beau salon Second Empire, pourvu des portraits bien connus de Napoléon III et de l’impératrice Eugénie par Franz Xaver Winterhalter (1805-1873), disposés en vis-à-vis.
On y retrouve, au droit du trumeau de cheminée, l’effet de transparence sur les grandes salles par-derrière, tel que le duc de Morny, demi-frère de l’Empereur, l’avait pratiqué à l’hôtel de Lassay, de l’autre côté de la Seine.
Si vous souhaitiez pouvoir admirer la place de la Concorde depuis la colonnade du pavillon, c’est désormais possible.
On s’interroge sur le temps que dureront ces belles façades ornementées, restaurées avec soin, et les belles lanternes dorées qui les agrémentent, au regard de la pollution ambiante. La vue serait davantage appréciable si la place était en meilleure état, rétablie dans son état initial3, tout du moins pour les fossés du côté des Tuileries, tel que le fit André Malraux, ministre de la Culture du président De Gaulle, pour ceux de la façade orientale du Louvre.
Le visiteur achève son parcours par deux belles galeries en enfilade du côté de la grande cour, puis par le vaste escalier du Garde-Meuble qui y débouche. La rampe n’est curieusement pas dorée mais peinte, sobriété qui peut étonner au regard du luxe des intérieurs. Peut-être convenait-il de ne pas donner au lieu un aspect trop royal ?
De là, après avoir traversé la boutique-librairie, le visiteur pourra se restaurer sous les magnifiques arcades du café-restaurant, installé à gauche du porche d’entrée. Dénommé Café La Pérouse, le lieu est proprement sublime.
Décoré par l’architecte d’intérieur, Dorothée Delaye ‒ en collaboration avec le Moma Group dirigé par Benjamin Patou ‒, dans l’esprit des tentes militaires du XVIIIe siècle, doté d’un superbe lustre doré en forme de palmier au centre, tandis que les glaces ornementées du côté du bar, évoquent celles du cabinet des glaces susdit, le lieu deviendra sous peu le nouveau café tendance de la capitale. La carte est en effet tenue par le chef étoilé, Jean-François Piège4. Le Café Coste du Louvre, de l’autre côté des Tuileries, n’a qu’à bien se tenir !
Comme on le voit, du XVIIIe au XXIe siècle, on en prend plein les yeux dans cette superbe restauration de l’ancien Garde-Meuble de la Couronne, devenu Hôtel de la Marine.
Une restauration qui rompt avec les décors contemporains répandus aujourd'hui partout, à travers le monde, et qui seront vite démodés.
Divin XVIIIe siècle !
1.Notre gloire internationale de l'architecture, Jean Nouvel avait été sollicité pour le projet primitif, mis à mal par les institutionnels. L'actualité diplomatique 2021 avec le monde anglo-saxon rend cette remarque des plus pertinentes.
2.On est ainsi loin ici des aménagements hétéroclites et discordants effectués par le décorateur Jacques Garcia dans les appartements de Mesdames à Versailles dans les années 2010. La précédente présentation par l'éminent conservateur en chef, Christian Baulez, était davantage coordonnée et de meilleur goût. On lui doit en grande partie le remeublement du château de Versailles des années 1980 à 2000.
3.Les fossés rétablis autour de la place, tels que voulus par Ange-Jacques Gabriel, pourraient être végétalisés de plantes variées (endémiques et exotiques) contribuant à la parfaite combinaison d'un espace minéral (celui d'origine et historique) et d'un espace végétal si cher à la municipalité actuelle. Bref, de quoi satisfaire tout le monde.
4.Chef du Grand Restaurant, rue D’Aguesseau (8e ardt).