Napoléon III, l'empereur louisquatorzien
En Histoire, il est des choses de l’ordre du subliminal, de l’indicible, que l’on ne peut exprimer ouvertement mais que les actes trahissent souvent.
Si l’admiration de Napoléon III pour son oncle Napoléon Ier est bien connue, il en va tout autrement pour Louis XIV. Un Bonaparte pouvait-il ériger aussi en modèle ce roi Bourbon par excellence ? Certes pas !
S'il n’existe, à notre connaissance, aucun écrit ou déclaration de l’Empereur des Français au sujet du Roi-Soleil, les faits sont pourtant là : Napoléon III affichait une fascination réelle et secrète pour le grand roi, son style, ses réalisations, voire sa diplomatie.
Cette fascination se manifesta, tout d’abord, dans les nombreux ouvrages effectués à Versailles et ce dès 1850 alors qu’il était encore président de la République : une vaste campagne de restauration du domaine royal fut engagée, laquelle s’accéléra à compter de 1853 en vue de la réception de la reine Victoria en août 1855, à l’occasion de la première exposition universelle tenue en France.
Les comptes de la Maison de l’Empereur, les devis et mémoires d’artisans conservés aux Archives Nationales, font état d’une foule de travaux tel que le site royal n’en avait pas connu depuis Louis-Philippe dans les années 1830-40. Travaux qui devaient se poursuivre jusqu’à la fin du Second Empire et au-delà.
On observera que c'est en effet à Versailles, et non aux Tuileries, à Saint-Cloud, ou dans une autre résidence impériale, que le souverain décida de recevoir son amie Victoria, laquelle l'appréciait beaucoup comme elle l'indique dans son journal, ce qui n'était pas le cas de Louis-Philippe.
Suite à cette réception, la République devait entériner le choix de Versailles pour la réception des hôtes de marque de la France.
Les aménagements du roi des Français, qui résidait principalement au Grand Trianon, commençaient à dater et il convenait de suppléer à ce qui n’avait pu être entretenu ou réalisé jusqu'en 1847.
Ces années furent donc celles de la restauration des palais de Versailles et des deux Trianon, de parc de Marie-Antoinette, chère à l’Impératrice Eugénie, pour y recevoir le couple royal britannique ; de la reconstruction des escaliers de l’Orangerie en 1850 et 1853 ; du réaménagement de la place d’Armes pour faciliter les manœuvres et la revue des troupes logées aux deux Écuries ; de l’installation du nouveau régiment des Cent-Gardes à la Grande Écurie et du régiment impérial d’Artillerie à la Petite Écurie ; de la réfection des ailes des Ministres (façades et couvertures) ; des jardins avec les bosquets du Roi et de la Reine, des bassins d’Apollon et de Neptune, des vases de marbres et des statues ; de la Ménagerie ; du Potager du Roi, devenu impérial, dont le vaste mur de 400 mètres fut entièrement rétabli en 1854 ; des réservoirs de l’Opéra royal, etc.
Nous reviendrons plus en détail, dans une étude à paraitre en 2025, sur ces aménagements nombreux, mis sous silence jusqu’à présent pour des raisons plus ou moins historiques.
Napoléon III à Versailles, ce fut aussi l’aménagement complet de la grille du Dragon en 1854 avec un nouveau pavillon de garde, à droite, et celui d’octroi, à gauche, en venant de la ville ; l’installation de pavillons semblables près du Grand Canal et du bassin d’Apollon que l'on croit souvent du XVIIIe siècle ; la réfection des murs de clôture des pépinières de Trianon, de la rivière anglaise du parc de Marie-Antoinette, reprise au même moment dans celui de la résidence de Biarritz.
Tous ces travaux et d’autres furent effectués sous la houlette de l’architecte du domaine de Versailles depuis 1849 : Charles-Auguste Questel (1807-1888).
Napoléon III lui confia en 1854-1855 la réalisation de l’ensemble le plus important dans la ville sous son règne, avant celui de la préfecture de Seine-et-Oise, avenue de Paris, en 1863-1866 : les deux Manèges, grand et petit, derrière la Petite Écurie. Manèges qui sont amplement oubliés aujourd'hui, suite à leur démolition en 1988, mais dont subsistent quelques vestiges.
Leur style brique et pierre, conforme à celui de la ville sous Louis XIV, devait être appliqué à la résidence impériale de Biarritz, conçue et réalisée au même moment, donnant naissance au style dit "Louis XIII" qui connut une diffusion extraordinaire dans toute la France et ce, jusqu’au début du XXe siècle.
L’entrée en arc-de-triomphe, avec trophées militaires dans les écoinçons, symbolisait bien les ambitions de l’Empereur dans la cité royale, à l'instar d'un Louis XIV à Paris, sur les arcs des Portes Saint-Martin ou Saint-Denis.
Outre Versailles, la fascination de Napoléon III pour Louis XIV se mesure également dans ses goûts baroques et de faste d’esprit louisquatorzien qui furent appliqués au Louvre en premier lieu. Avec le Palais Garnier, évoqué plus bas, il s’agit de l’ensemble le plus emblématique des ambitions du couple impérial en matière de construction et de souci de prestige de la France.
En concrétisant, ce grand projet de réunion du Louvre aux Tuileries, qui s'éternisait depuis les XVIe-XVIIe siècles, Napoléon III réalisait là le plus vaste palais d’Europe, à l’instar de celui de Louis XIV à Versailles en son temps : par son ampleur et le faste appliqué dans la décoration, tant extérieure qu’intérieure, l’ensemble Louvre-Tuileries fut considéré comme le Versailles de Napoléon III.
Les appartements Second Empire, aménagés dans le pavillon Lefuel et l’aile Richelieu en 1857-1861, évoquent bien ceux de Versailles avec leurs compositions plafonnantes à la manière de Charles Le Brun, l’emploi abondant de la dorure, l’impressionnant lustre en cristal de Baccarat, ou le luxe du mobilier. Compositions qui seront reprises dans d’autres parties du Louvre (escaliers, Salle des États, Salon Carré).
L’Opéra, conçu et réalisé par Charles Garnier de 1861 à 1875, apparait, par son architecture démonstrative, la richesse des matériaux et de la décoration, son luxe intérieur (foyer, grand escalier, grande salle), comme l’autre symbole des goûts louisquatorziens de l’empereur. L’influence de la Galerie des Glaces sur la décoration du foyer est manifeste : une réalisation de Paul Baudry (1828-1886), de 1864 à 1874, dans le goût de Charles Le Brun, premier peintre de Louis XIV.
Comme l’évoque fort bien le tableau d’Ange Tissier ci-dessous, on notera qu’en matière de constructions, de créations paysagères ou de décoration intérieure, tout fut souvent une affaire de couple entre Napoléon III et Eugénie.
Privilégier ainsi l'impératrice au détriment de son époux bien-aimé constitue donc une erreur d’appréciation, fréquente chez certains historiens ou historiens de l’art. Il faut voir là davantage une volonté d’ignorer un empereur à la prétendue "légende noire", forgée à dessein par la IIIe République, son épouse paraissant moins connotée.
Les sources démontrent qu’il n’en est rien : Napoléon III et Eugénie étaient férus, tous deux, d’architecture, d’urbanisme et de créations paysagères. Un constat bien établi déjà par le grand historien du Second Empire, Éric Anceau.
La fascination de Napoléon III pour Louis XIV se retrouve également sur le plan diplomatique. Comme le grand roi, l'empereur comprit la nécessité de développer l’influence de la France en Asie et de lui assurer de nouveaux débouchés commerciaux : c'est ainsi qu'il reçut fastueusement, le 27 juin 1861, dans la salle de bal de Fontainebleau, l'ambassade du roi de Siam, à l'instar de Louis XIV dans la Galerie des Glaces de Versailles, en juillet 1686.
L'audience fut préparée avec soin et l’empereur espéra bien rivaliser avec celle du Roi-Soleil. Sur le plan artistique, elle participa à la création du musée chinois de Fontainebleau en 1863.
Autre exemple de l’intérêt certain de Napoléon III pour Louis XIV : la création de la cité nouvelle de Biarritz à l’instar de celle de Versailles. Une création emblématique qui sinscrivait, elle aussi, dans le cadre de la conception d’une résidence et de son vaste domaine. Un sujet déjà évoqué ici.
Rappelons que Biarritz, en tant que projet global comme Versailles, demeure asurément la plus belle réalisation personnelle de l'Empereur des Français, la plus aboutie en termes de fusion de l'architecture, de l'urbanisme et de la création paysagère.
Autant d'aspects qui étaient au cœur des préocupations impériales en matière d'aménagements des villes et du territoire national.
Nous n’avons retenu ici que les exemples les plus tangibles, ceux qui permettent de mieux apprécier la diversité de la personnalité de Napoléon III et de ses goûts artistiques. Ils complètent ainsi la prédilection bien connue de l'impératrice pour les styles Louis XV et Louis XVI.
On concluera ce propos par cette citation de Paul Milza, dans sa monographie sur Napoléon III, parue en 2004, par laquelle il perçut, lui aussi, la dimension louisquatorzienne du personnage : "Napoléon III", écrit-il, "incarne le XIXe siècle aussi puissament que Louis XIV le Grand Siècle".
Tout est dit !