La réalisation du Parterre d’Eau en l’état actuel, daté de 1684-1685, a donné lieu à bien des spéculations : Stéphane Pincas, Bertrand Jestaz et Thomas Hédin y virent la main de Jules Hardouin-Mansart, quand Alexandre Maral y vit plutôt celle d’André Le Nostre sur la base de documents annotés du fonds de l’Institut de France.
Le nouveau parterre doit être considéré dans un contexte plus large : celui de la main mise progressive d’Hardouin-Mansart sur les aménagements du château à compter de 1678, date du début du vaste chantier en vue de l'installation de la Cour en 1682, dont celui de la Galerie des Glaces (1678-1684) en remplacement de l’ancienne terrasse de Louis Le Vau, de la réalisation de l'aile du Midi (1678-1682), puis de l'Orangerie (1683-1685).
André Le Nostre est alors un homme âgé (65 ans), à la carrière en déclin et dont les créations paraissent plutôt passées de mode au regard de celles, plus spectaculaires, du jeune génie de l’architecture apprécié du Roi-Soleil.
La correspondance de Louvois révèle un homme auquel il confie le choix des antiques, leur installation dans le parc, ainsi que de menus aménagements dans les résidences royales.
Les faits confortent, en effet, l’ascension d’Hardouin-Mansart : en 1681, il devint le Premier architecte du roi et, par là-même, le patron de l’Agence des Bâtiments du Roi, ayant main sur l’ensemble des résidences royales. L’année 1682 vit son anoblissement par Louis XIV, ses lettres de noblesse étant délivrées en septembre. En 1683, Louvois, protecteur d’Hardouin-Mansart, succéda à Colbert, protecteur de Le Nostre, à la tête de la Surintendance des Bâtiments du Roi. En 1684, le Premier architecte est promu intendant des Bâtiments du Roi.
Dès 1678, le secrétaire d’État à la Guerre s’était plu à confronter les deux génies dans les jardins de sa résidence de Louvois, en Champagne, dont il avait confié les remaniements et décors à l’architecte.
En novembre 1683, alors que s'engageait le chantier de l'Orangerie, Louvois ordonna la destruction du Parterre d’Eau, conçu par Le Nostre et Le Brun en 1672. On venait d’installer pourtant, en 1682, les piédestaux des statues commandées en 1674, dites de la "Grande Commande".
Cette décision ne peut être comprise que dans le cadre du conseil d’Hardouin-Mansart à Louvois, l’architecte lui ayant fait prendre conscience que cette série de vingt statues (Quatre Saisons ; Quatre Parties du Monde ; Quatre Éléments ; Quatre Poèmes ; et Quatre Complexions de l’Homme) allaient créer un effet de saturation sur la façade du corps central qu’il avait réalisée en 1678-1679.
Il est clair que l’architecte entendait créer un ensemble harmonieux au droit de cette partie du château et des jardins.
Ajoutons que le grand bassin à oreilles, qui occupait alors tout l'espace, engendrait une difficulté de circulation qui ne pouvait se faire que sur les côtés seulement.
Hardouin-Mansart proposa ainsi deux miroirs d’eau, avec allée centrale, venant refléter sa nouvelle façade à l’instar des glaces de sa Grande Galerie, le tout étant achevé en juin 1684.
On peut penser légitimement que Le Nostre proposa des solutions pour cette nouvelle version du parterre - la 4e depuis les années 1660 - dont l’agrément des bassins à l’aide de groupes sculptés comme il le fit, dans les années 1670, pour les bassins des Quatre Saisons en collaboration avec Le Brun. Ceci explique l’attribution donnée, parfois, au grand jardinier pour ce parterre par ses partisans.
Mais le goût de la simplicité de Louvois - qui était aussi celle préconisée par Hardouin-Mansart comme il le démontra aux bassins des Saisons à compter de 1681 - ainsi que l’abandon du projet de l’aqueduc de Maintenon au début de 1688, engagé en 1686, firent abandonner l’installation des groupes centraux envisagés. Ils avaient pour thèmes : La Naissance de Vénus et Le Triomphe de Téthys, les modèles en plâtre ayant été réalisés en 1686 précisément.
Les bassins demeurèrent donc dans l’état figuré en 1685, date de début d’exécution des seize figures allongées des fleuves de France, de leurs affluents et de nymphes avec enfant. Fondues en bronze par les frères Keller, elles furent progressivement installées jusqu’en 1691.
Ces figures furent complétées, en 1686-1690, par huit groupes d’enfants, confiés aux fondeurs Aubry, Bonvalet, Scabol et Taupin, disposés aux angles des bassins.
En concevant de telles figures (allongées ou basses), Hardouin-Mansart offrait la visibilité souhaitée par son protecteur sur la façade du corps central.
La correspondance entre Louvois et Hardouin-Mansart indique également que le Parterre d’Eau se vit compléter, de part et d’autre, en 1684, de cabinets d’animaux dits "Fontaine du Pont du Jour" et "Fontaine du Soir", confirmant à nouveau le rôle majeur joué par l’architecte dans la reprise en main des jardins de Versailles à ce moment.
Sa position se vit conforter par l’acceptation, la même année, de son projet de Colonnade au droit du Bosquet des Sources de Le Nostre et de celui de Grande Cascade, envisagé derrière la Bosquet du Chêne Vert, au détriment de celui du jardinier.
Ce dernier projet fut abandonné, à son tour, tant pour des raisons de coûts que de difficultés d’approvisionnement d’eau, quoique les matériaux aient été commandés comme l’avaient été les groupes centraux des bassins du Parterre d’Eau.
En résumé, si l’on ne peut exclure totalement la collaboration de Le Nostre dans le projet du Parterre d’Eau aux côtés d’Hardouin-Mansart, c’est bien celui-ci qui, de par ses fonctions de Premier architecte, en assura la conception et la maîtrise d’œuvre. Le goût prononcé du roi pour ses créations, souvent conçues avec lui ou suivant ses ordres, devait conduire Le Nostre à se retirer définitivement du métier en 1693.
Ajoutons enfin que le remplacement de certains bosquets de Le Nostre par Hardouin-Mansart (Salle des Marronniers, Bosquets des Bains d'Apollon et de l'Obélisque) et la poursuite de la modification des jardins et bosquets par lui jusqu'à sa mort en 1708, voire au-delà (bassin de l'Ile-aux-Enfants, 1704-1709), suivant le souhait du roi, tant pour des raisons de coûts d'entretien que d'évolution du goût ou d'économie d'eau, on se rend compte combien la restitution d'un prétendu "état Le Nostre" des jardins de Versailles, opérée ces dernières années, parait bien chimérique*.
Si Le Nostre fut, en effet, le concepteur des jardins de Versailles, il n'en fut pas le seul auteur, l'action d'Hardouin-Mansart couvrant l'autre moitié du règne de Louis XIV.
*Chimère : Qui ne correspond pas à la réalité, la réalité historique en l'occurence.
Références bibliographiques
Stéphane Pincas, Versailles, un jardin à la française, Paris, 1995, p. 82-99.
Architecture et Beaux-Arts à l’apogée du règne de Louis XIV. Édition critique de la correspondance du marquis de Louvois, surintendant des Bâtiments du roi, arts et manufactures de France, 1683-1691, Service historique de la Défense à Vincennes, Raphaël Masson - Thierry Sarmant (dir.), 2 vol., Paris, 2007-2009.
Bertrand Jestaz, Jules Hardouin-Mansart, 2 tomes, Paris, 2008, t. I, p. 159-161, 209-213, 246-250.
Thomas Hédin in Jules Hardouin-Mansart 1646-1708, Paris, 2010, p. 232-240.
Alexandre Maral in André Le Nôtre en perspectives, cat. expo., Patricia Bouchenot-Déchin – Georges Farhat (dir.), Versailles, 2013, p. 278-281.
Alexandre Maral, Catalogue des sculptures des jardins de Versailles et de Trianon en ligne, juillet 2021.