Réalisés entre 1764 et 1772, les décors du rez-de-chaussée de l'hôtel de Voyer à Paris, qui donnait sur les jardins du Palais-Royal, ont exercé une influence non négligeable et méconnue sur ceux de l'Opéra royal de Versailles, exécutés en 1769-1770.
Aujourd'hui disparu, cet hôtel fit sensation dans les années 1760-1770 par la nouveauté et l'audace de ses décors d'esprit louisquatorzien et son style dit "à la grecque".
Si Ange-Jacques Gabriel, premier architecte du roi, fut bien le maître d'œuvre de l'Opéra bâti à partir de 1768, au bout de l'aile nord du château de Versailles, on sait, dans le détail, qu'il ne fut pas totalement maitre du chantier, son supérieur hiérarchique, le marquis de Marigny, directeur des Bâtiments du roi, tenant à introduire des architectes plus novateurs, tels Soufflot et De Wailly qui avaient pu observer les théâtres italiens lors de leur séjour dans la péninsule.
Marigny s'était particulièrement entiché de Charles De Wailly (1730-1798) depuis que son principal rival au poste de directeur des Bâtiments en 1753, Marc-René de Voyer d'Argenson, marquis de Voyer, avait financé le séjour du jeune architecte à Rome en 1754-1755.
Réputé l'un des grands connaisseurs de son temps, longtemps oublié des historiens de l'art, le marquis de Voyer avait engagé en 1764, à la mort de ses père et mère, la rénovation totale de l'hôtel familial de la rue des Bons Enfants, plus sous le nom mal-à propos de Chancellerie d'Orléans, en raison des fonctions occupés par son père, le comte Marc-René de Voyer d'Argenson, qui fut en effet chancelier, ami et confident du Régent.
Cette rénovation fut placée sous la direction de De Wailly dont ce fut la première grande réalisation architecturale. Contribuèrent aux décors intérieurs, à partir de 1767, les peintres Fragonard, Lagrenée le jeune, Durameau et le sculpteur Pajou, ami de l'architecte.
L'engouement de Marigny pour De Wailly fut tel qu'il le fit nommer, en 1767, contrôleur adjoint des Bâtiments de Versailles, après l’avoir imposé, la même année, à la première classe de l’Académie royale d’architecture, au grand dam des académiciens et du directeur de l’institution, Gabriel !
Cette même année, Marigny confia à De Wailly, avec son homologue Marie-Joseph Peyre, le chantier emblématique du Théâtre-Français (Odéon) dont les ouvrages ne devaient pas commencer avant 1779.
Sur ses conseils, Louis XV recruta en 1769 De Wailly pour la chapelle du Reposoir de la rue Dauphine, à Versailles, détruite au XIXe siècle (emplacement de l'actuel Temple protestant, rue Hoche).
Ajoutons que De Wailly conçut pour Marigny, entre 1768 et 1772, des projets de fabriques à l’antique et chinoises, destinées à son domaine de Ménars. Seul son projet de pagode, inspirée des réalisations de son ami William Chambers, dans le parc de Kew, près de Londres, fut exécuté après modifications.
De Wailly eut la haute main sur le décor intérieur de l'Opéra royal. La profusion de dorures et de faux marbres était bien dans la tradition de l'architecte, telle qu'il l'avait manifestée, dès 1754, dans la salle à manger du château d'Asnières pour le marquis de Voyer et telle qu'il devait le pratiquer à nouveau dans les salons de l'hôtel de Voyer en 1765-1770, au palais Doria-Pamphili de Gênes en 1772, puis à l'Odéon à la fin de la décennie.
Le chantier de l'hôtel de Voyer, commencé trois ans plus tôt, puis concomitant de celui de l'Opéra, servit bien de modèle.
Outre l'abondance de dorures et de faux marbres, on retrouve, en effet, dans la salle de l'Opéra royal, ces demi-lustres posés sur glaces que De Wailly avait employés dans le grand salon dudit l'hôtel, donnant l'illusion de lustres entiers en même temps que les glaces contribuaient à l'augmentation de l'espace, à l'instar d'Hardouin-Mansart dans la galerie des Glaces. Les dessus-de-porte de ce salon, décorés de reliefs de stucs dorés par Augustin Pajou (1730-1809), furent remployés, dans leur concept, pour ceux de l'Opéra royal.
En 1768, De Wailly et Voyer avaient engagé le peintre Louis-Jacques Durameau (1733-1796), peintre en vogue du moment, pour composer le plafond de la chambre de la marquise de Voyer sur le thème du Lever de l'Aurore, achevé en 1769.
Sur les conseils de De Wailly, cet artiste fut employé pour réaliser la composition centrale de l'Opéra royal sur le thème d'Apollon couronnant les arts. Le cheval ailé du char de la chambre fut repris à l'Opéra.
De même, on retrouve dans les deux compositions aux coloris marqués par l'esprit baroque de Charles Le Brun, les figures renversées et les putti virevoltants. Le thème de la chambre de la marquise de Voyer était, rappelons-le, inspiré du pavillon de l'Aurore à Sceaux, célèbre composition du premier peintre de Louis XIV.
Outre De Wailly, Pajou et Durameau, on retrouve à l'Opéra de Versailles, le peintre-décorateur Gabriel Briard, employé depuis 1764 sur le chantier de l'hôtel de Voyer. Il y peignit les décors du vestibule et de la petite salle à manger sur la cour.
En engageant tous ces artistes, Marigny savait qu'il demeurait ainsi à la pointe du goût comme l'avait toujours été le marquis de Voyer.
L'influence des chantiers de celui-ci se retrouve jusque dans le foyer de l'Opéra où Pajou réalisa les deux figures en vis-à-vis d'Apollon couronnant les arts et de Vénus désarmant l'Amour, suivant des thématiques employées sur les groupes de l'avant-corps du château d'Asnières, côté jardin, par Guillaume II Coustou, dans les années 1750.
Non décidément, Marigny ne parvenait pas à se dégager de l'aura de son ancien rival !
Signalons que jusqu'à la mort de la marquise de Pompadour en 1764, le clan Voyer d'Argenson (le comte d'Argenson et le marquis de Voyer, son fils) et le clan Poisson (Marigny et sa soeur, la marquise de Pompadour) demeureront farouchement opposés.
La situation s'apaisera à compter de cette date, Marigny n'hésitant pas à solliciter les conseils du marquis de Voyer. Les deux hommes étaient, rappelons-le, seigneurs de Touraine, l'un à Ménars (Marigny), l'autre aux Ormes (Voyer).
Propriétés de la Banque de France depuis leur démontage en 1923, les décors de l'hôtel de Voyer sont visibles depuis octobre 2021, au rez-de-chaussée de l'hôtel de Rohan-Strasbourg, site des Archives nationales.
Addendum mai 2022 :
Le propos que je developpais en 2016, a trouvé confirmation dans l'analyse de Guilherm Scherf, conservateur en chef au département des sculptures du Louvre, publiée dans l'ouvrage La Chancellerie d'Orléans.Renaissance d'un chef d'oeuvre, XVIIIe-XXIe siècles, paru en février 2022 (p.121-139).
Dans les notes 61 et 64 (p.139), il rapporte les éléments publiés en 1912 par Henri Stein dans sa monographie sur Augustin Pajou. Éléments qui rappellent que des cariatides en bois furent effectivement réalisées et mises en place par le sculpteur pour la loge royale, puis abandonnées au profit des colonnes actuelles, initiallement prévues. Le motif des sphynx affrontés, avec le chiffre royal au centre, fut aussi envisagé sur l'entablement, ainsi que dans la salle des gardes derrière le foyer.
Il faut voir là la conséquences des échanges entre Marigny, Voyer et Julien-David Le Roy, conseiller artistique des deux hommes. Aspects qui furent négligés par le conservateur du Louvre dans son analyse et que nous avions révélés en 2020 lors de la publication de la correspondance de Le Roy avec Voyer (Le Journal des Savants, n°1, janvier-juin 2020, p. 211-307).
Il est fort probable que la trop grande similitude des solutions envisagées là, avec la composition de Pajou dans la salle à manger de l'hôtel du marquis, ait enclin Louis XV, voire son directeur des Bâtiments, à les abandonner. Ils auraient marqué, semble-t-il, la trop grande empreinte d'un courtisan déchu – Voyer avait démissioné de la direction des haras du roi en 1763 – sur une réalisation royale.
Hôtel de Voyer d'Argenson dit Chancellerie d'Orléans, histoire
Renaissance d'un chef d'oeuvre : les décors de la chancellerie d'Orléans, expo, septembre 2015